par
- Le syndrome Shéhérazade
- Tant qu’il fera jour
- Avec nous / Le retour
- Tout l'univers
- Domiciles fantômes
- Virgule
Théâtre érodé
Cœurs de monologues absents, moments de révélation, d’émotion, de drôlerie aussi, moments d’effritement où la folie ordinaire libère la parole et s’insuffle dans la langue. Manquent la narration, le récit, l’articulation et les péripéties; manquent les décors et le contexte. Seules demeurent les voix, qui confient un moment clé, un drame, une folie joyeuse ou désespérée, une obsession. Ce livre est tissé de fragments où des personnages – parfois récurrents – se livrent, s’affrontent et se complètent dans un désir éperdu de toucher l’autre.
Lecture d'un extrait par l'auteur
Depuis la mort de maman, papa m’autorise à prendre sa place dans le lit.
Les calmants, ça, jamais. Je ne veux pas. On dit qu’une fois que tu en prends, ton cerveau ne peut plus s’en détacher. Docile, tu deviens ce que les calmants veulent que tu sois.
Mon zizi, je le montre aux poules, au chat, aux lapins, au chien et aux oiseaux qui s’enfuient haut dans le ciel.
Les fous, jamais ils ne savent qu’ils sont fous, alors comme je me demande si je suis fou cela veut dire que je ne le suis pas.
Il s’est réveillé, il a demandé le temps qu’il faisait et il est mort.
Une fois, mon zizi, je l’ai trempé dans la confiture pour que le chat le lèche. Avec du pâté de foie, c’est mieux.
Un matin, un seul, j’ai marché le long du fleuve plutôt que d’aller au bureau. Ensuite, j’ai dû trouver un médecin compréhensif. Sans certificat, je me serais fait virer.
LIRE PLUSNe regardez pas mes cheveux, ils sont affreux. Je vous en prie. Ne les regardez pas, vous tenez donc tant que cela à m’humilier ?
La bouteille, une fois entamée, elle m’obsède tant que je ne l’ai pas vidée.
Rarement, mon zizi, je l’ai glissé à l’intérieur. Je me contente de leur montrer.
Quand elle m’a quitté, j’ai perdu l’esprit pour un temps, je crois bien.
Assis à mon bureau, la tête entre les mains, les enfants n’osent pas me déranger. Papa travaille, ils chuchotent, je les entends, papa travaille, il faut le laisser tranquille. Je suis à mon bureau, face à la fenêtre, les stores mi-fermés pour ne pas être ébloui et les enfants s’éloignent sur la pointe des pieds. Papa travaille, ils croient. S’ils savaient.
À la maison, je n’arrive pas à penser à autre chose qu’aux bouteilles rangées sous l’évier.
Le dimanche, si je promettais à mon grand-père paternel que je le préférais à mon grand-père maternel, il me donnait dix francs.
Je n’ai jamais voulu mal lui parler, mais je crois que je lui parlais mal, c’était plus fort que moi, quand je croisais son grand regard, quand je voyais tout ce qu’elle attendait de moi, tout ce qu’elle aimait en moi, je lui parlais mal. C’était automatique.
Ma grand-mère, souvent, s’arrêtait au beau milieu d’une phrase et se mettait à pleurer. On n’a jamais su pourquoi.
La nuit, quand elle dort, je ne peux pas l’approcher. Si je tente de l’enlacer, elle se réveille en sursaut, elle s’éloigne, se tasse à l’autre bout du lit.
Elle pleure si fort que je n’entends plus la télé.
Partout tu étais. C’est forcé. Où que je regarde. J’ai alors basculé dans les images. Sans avoir pris congé de personne. C’était un sacré laisser-aller. Et moi, je ne résistais pas. Bien au contraire.
J’ai appris à situer les constellations et les principales planètes. Au début, je la faisais rêver en lui montrant le ciel ; maintenant qu’elle soupire, je me demande bien à quoi cela me sert.
Pour avoir la paix, je me sers un verre. Enfin, quand j’ai un verre à la main, je peux penser à autre chose qu’aux bouteilles rangées sous l’évier.
Avec les dix francs de mon grand-père paternel, il m’arrivait d’acheter un cadeau pour mon grand-père maternel. Un briquet pour son tabac, un bonbon. Des petites choses qui soulageaient ma conscience de l’avoir trahi.
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