par
Formules grammairiennes
Prix Hercule de Paris 2007
Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère selon Marcel Proust. Avec L’ombre des mots qui n’ont pas d’ombre nous sommes à la terrasse de cette langue, mi-parlée mi-rêvée ou peut-être avec cette langue physique et organique qui parfois nous encombre la cavité buccale. Mais aussi le problème d’écrire ne sépare pas d’un problème de voir et entendre : en effet, quand une autre langue se crée dans la langue, c’est le langage tout entier qui tend vers une limite... C’est Gilles Deleuze qui le dit. Un lieu où à chaque fois ce serait parler et voir pour la première fois, bâti d’énoncés et de questionnements. Certains phénomènes soulèvent des lièvres lorsqu’il s’agit de traduction du français en français. Chasse-spleen pour tout le monde...
un lieu où rien ne se ressemble
trente ans cherchant à le formuler
un lieu où à chaque fois ce serait
parler et voir pour la première fois
l’idée de succession redoutée
pas de récit alors peur peut-être des traces
nul ne se fera l’égyptologue de nos gestes
on ne fait pas de chaque instant une stèle
croyant pourtant à ce qu’on appelait
un « mot d’écrit » mais à quoi le raccrocher
quand l’énumération n’offre qu’une échelle flottante
juxtaposer ces disparates
c’est juste tenter une simultanée verbale
proses erratiques oui et non
ces instants sont des glaçons dans la voix
entre deux corps la distance n’est pas seulement
fonction de leur position deux corps constants
ne veut rien dire non plus que le poids des mots
dans la main vous voudriez ici une histoire
avec émulation d’idées-hirondelles non
on vérifie l’ajustage de l’entendrevoir quelle mesure
l’échec une composante de tout procédé
pourquoi décrire ce qui est
et que chacun peut voir sinon
qu’il le verra de façon différente
ce qui se forme dans la bouche bâtit la théorie
« clarté dans le sens du silence » dit Oppen
pourquoi si vite les fictions s’éteignent-elles
en réalités ternies par qui les porte
trop sans doute d’oiseaux en fleur
pour ce qui fut là déchiré mais les oiseaux
oui nous savons dans vos rêves couturiers
REGROUPERCe livre procède de l'invention d'une forme : à partir d'un octosyllabe, ajouter une dizaine de vers de mesure variable, agencés diversement en strophes (du monostiche au quatrain), le dernier vers pouvant faire chute, et silence provisoire. Ce genre de protocole engendrerait l'ennui, si Chague n'avait mis la superbe d'une forme au service d'une démarche modeste : des poèmes de circonstance, sans plus, attrapant ce qui arrive à la pensée, via des mots lus ou entendus, ou via le vécu, et retraitant, parfois maltraitant ces données pour les rendre au mystère et à la folie de la vie.
Chague est philosophe dans son approche de l'écriture. L'humour, le détachement est son attitude dominante (…).
Les poèmes sont particulièrement réussis quand le décousu des dérapages d'une proposition à l'autre esquisse des rebonds ou des échos, en une danse titubante et tournoyante à la fois (…).Comme les sonnets de Pétrarque ou Ronsard, les chaguins, pour leur donner un nom, sont le journal de l'activité mentale d'un poète. La relation amoureuse est leur fréquent sujet, autant dire le dépassement de la douleur. Comme les sonnets, les chaguins ne vont que par séries, et souvent s'enchainent, le suivant repartant du précédent pour déborder autrement un même souci. Mieux, au fil de la lecture, on sent Chague apprivoiser sa forme, ou nous apprendre à l'habiter, si bien qu'on est de plus en plus à l'aise dans ses poèmes. Impression rare et agréable.